Je pense que la sociabilité assistée est une composante fondamentale de nos vies : cette « assistance » peut être une boisson, de la musique, ou un jeu de société… Et je pense sincèrement que sur le web on ne parle pas assez de jeux de société de manière générale. De même, une activité telle que le montage d’un feu de camp assiste la sociabilité en fournissant un contexte. Dire finalement que la sociabilité est assistée n’apprend rien à personne. Cependant, l’internet a d’abord été conçu, et reste l’un des outils principaux (avec le téléphone et le courrier) pour les interactions à distance.

Ce qui caractérise la manière dont l’internet assiste la sociabilité, c’est qu’il met en relation des personnes qui ne se connaîtraient pas sans lui. Certaines personnes peuvent être isolées et avoir besoin de rencontrer des inconnu·es, et on peut paramétrer des ordinateurs de manière à mettre en relation des personnes qui ne se connaissaient pas auparavant. Que l’on n’ait jamais pu transmettre des informations pour un coût aussi faible, et qu’un langage standardisé (le web) permette d’afficher des éléments graphiques à des milliards de terminaux avec un certain degré de fiabilité, ouvre un « marché de marchés » et notamment le marché de la sociabilité à distance.

Au web ont succédé les marchés d’applications des systèmes d’exploitation mobiles, un concept fondamental et pourtant, à ma connaissance, sans nom. On désigne les marchés d’applications individuellement, apparemment sans amorcer de réflexion sur leurs régularités. Il ne s’agit donc pas d’idéaliser un internet « originel » « libre » (en termes de licence), « sociable », et « intellectuel », de partage de positivité et de connaissances, face à un web où les connaissances seraient dégradées et où les émotions seraient échangées et vendues comme des marchandises. Le web a fait du jeu Among Us ce qu’il est, sauf qu’ici le produit est justement Among Us, payé avec votre argent, et non vos émotions, payées (dans le cas de multinationales) avec l’argent d’investisseurs.

Je pense que les plateformes similaires à Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, que l’on tente de cloner avec des médias sociaux « éthiques » comme Diaspora*, Mastodon, ou Zap intègrent dans leur conception une part intrinsèque de prédation vis-à-vis de ce nouveau marché. Cependant, avant que ce marché ne soit créé, des protocoles comme IRC permettaient à des inconnu·es d’entrer en relation et de communiquer de manière très satisfaisante.

Il ne s’agit donc pas non plus d’idéaliser les logiciels libres mais simplement de les prendre pour ce qu’ils sont : des logiciels, dont le succès auprès du grand public n’est pas toujours lié à leurs licences ou au meilleur intérêt de celui-ci. L’exemple de Mastodon montre qu’il ne faut pas s’en tenir seulement aux licences des logiciels, mais également interroger les intérêts, en termes de carrières et de rémunérations, de leurs développeuxes.

Quels sont les points communs entre un média social dit « éthique » comme Mastodon, et un média social souvent critiqué comme Twitter ?

  1. Mastodon comme Twitter articulent l’agrégation et la dispersion incontrôlable des messages envoyés. Je suis dubitatif face aux multiples controverses concernant la modération sur Mastodon : je pense que la modération est une très bonne chose, mais que sur le protocole que Mastodon et Pleroma implémentent elle est impraticable. Il ne s’agit pas comme sur IRC que des admins et des mods bannissent une personne dangereuse du chan ou du serveur une bonne fois pour toutes ; il est au contraire du rôle de chacun·e de se protéger d’un danger perceptible uniquement après y avoir été exposé. Certes, il est du rôle des admins de bloquer des instances réputées pour héberger des harceleuxes, mais les violences symboliques restent omniprésentes, on y politise, comme sur Twitter, toute forme de désaccord en opposant son camp à un camp « adverse » monté de toutes pièces, etc.

  2. Sur Mastodon comme sur Twitter, la sociabilisation n’est pas synchrone : aucun indicateur de présence ne permet de savoir si notre interlocuteuxice soit présent·e et ait choisi de ne pas nous répondre, mais elle n’est pas non plus asynchrone, c’est-à-dire que l’on reste sur son écran pour attendre une réponse. Et en attendant une réponse, on s’occupe sur ce média en faisant autre chose. Par exemple en écrivant à quelqu’un d’autre. Répéter.

  3. Sur Mastodon comme sur Twitter, à l’inverse d’un forum, un sujet de conversation sera « splitté » en 3 ou 4 conversations différentes. Alors que sur un forum, on sera attentif·ve à ne pas répéter ce qui a été dit et à apporter quelque chose à une conversation perçue comme une entité « unique », sur ActivityPub au contraire des informations d’une qualité variable seront répétées plusieurs fois, on peut parfois voir la même question basique posée 3 ou 4 fois dans un même « thread ».

  4. Mastodon comme Twitter nous notifient lorsqu’une publication est partagée ou likée, ce qui nous en rend dépendant·es en termes de sérotonine. Honk ne nous notifie pas mais j’ai déjà perdu 2 jours à attendre des réponses, ce qui montre simplement que ce serveur ne peut pas surmonter des pratiques incompatibles avec la nature propre d’ActivityPub.

  5. Les messages sur Mastodon ou sur Twitter ne sont pas diffusés verticalement1, c’est-à-dire de la personne ou de l’institution maintenant le serveur à votre ordinateur : il s’agirait du véritable produit, dont la diffusion justifierait le coût du serveur (concernant Mastodon et Twitter, il s’agit donc de l’interface de communication, qui est spécifique et développée avec des intérêts remarquables). Ces messages sont associés à leurs auteuxices et partagés selon leur proximité avec les intérêts, les convictions, les valeurs des utilisateuxices qui les partagent, et ces utilisateuxices sont elleux-mêmes partagé·es en raison de la proximité d’anciens messages avec les intérêts d’abonnements antérieurs. Ils sont donc diffusés circulairement, tout en jouant politiquement, car massivement, le rôle d’une soupape de cocotte-minute : éviter au contenant d’exploser sous la pression.

  1. Qu’il s’agisse d’un média social « éthique » ou non, et quelle que soit sa licence, s’en servir signifie utiliser un compte pour s’abonner à des contenus centrés autour de nos centres d’intérêt, qui seront normativement définis par les comptes que nous suivons et qui partagent eux-mêmes ces centres d’intérêt, comme ce qu’il y aurait de plus légitime, de plus social et donc de plus sacré en termes durkheimiens. Quelle que soit la teneur de ces messages, le message véhiculé est la sacralité de ce qui se rapporte à nous.

In fine, le protocole ActivityPub implémenté par Mastodon, et standardisé par le W3C qui paradoxalement y est critiqué pour être contrôlé par des corporations mais lui donne une légitimité supérieure à celle d’un énième protocole conçu par ignorance de solutions plus adéquates, n’est que l’implémentation de modalités communicationnelles conçues originellement dans un intérêt malveillant et purement économique, pour que les utilisateuxices isolé·es de tel média social, source de recettes économiques irremplaçable pour celui-ci, restent en les maintenant dans l’isolement qui entretient cet usage.

Cela voudrait-il dire que Mastodon ne vaudrait pas mieux que Twitter ? Non, ce n’est pas mon message. Twitter entretient l’isolement de ses utilisateuxices en produisant une culture prescrivant des comportements agressifs. Si personne ne se sent en sécurité auprès de vous, vous retournerez sur Twitter, ce qui entretiendra ce sentiment d’insécurité de votre entourage. Twitter intègre à la fois un format « légitime » (le microblog) et des schèmes de manipulation… pardon, d'« optimisation pour l’engagement » tels que des notifications lorsque votre publication « performe » (likes/retweets), et la fonctionnalité de commentaires est à destination de ces deux usages : d’une part, permettre de rebondir sur un propos, d’autre part, intégrer dans l'« engagement » social et faire passer pour la sacralité intégrée dans toutes les relations sociales des pratiques de commentaire agressif et essentialisant.

Mais l’apparition régulière de gros titres économiquement rentables au sujet d’un énième « nouveau média social éthique » fait oublier que cet objet est vieux comme le web. XMPP, légèrement plus récent, me parait plus pertinent lorsqu’il s’agit de prouver avec un mot de passe que l’on est bien « nous », dans un cadre fortement normatif (par exemple contractuel, ou celui de l’IETF qui consiste justement à produire des normes). Cette quête du « média social éthique » nous fait également oublier que d’autres formes de sociabilité en ligne, comme Among Us, comme la plateforme Loups-Garous en ligne, et comme de nombreuses solutions de clavardage qui doivent ce qu’elles sont au web, sont des médias sociaux éthiques2. Afin d’évaluer l’intérêt des utilisateuxices, il faudrait d’une part dépasser la sacralisation des licences GNU et interroger les intentions, les intérêts (notamment économiques), ainsi que parfois les problèmes de personnalité des développeuxes, et d’autre part reconnaître l’importance des sciences humaines et sociales dans le développement des logiciels libres : analyser l’influence des interfaces de communication sur les pratiques en ligne et en face-à-face, à travers les notions de communauté, de sacralité, de culture, de dispositifs, de marché, de désaffiliation, de handicapologie, etc. À travers l’exemple de Mastodon, il s’agit de critiquer radicalement (c’est-à-dire à travers le protocole de communication techniquement implémenté et de ce fait socialement normatif) cette quête absurde de modalités toxiques alors que la technologie idéale pour l’usage recherché existe depuis plus de 30 ans.

C’est enfin une interrogation sur l’usage : pourquoi recherche-t-on en premier lieu un « média social » ? Pour assister des formes de sociabilité avec des personnes déjà connues, ou pour faire de nouvelles rencontres ? Quels logiciels correspondent le mieux à tel usage ? Il semblerait qu’en dépit des problèmes soulevés, le format « agrégation » attire naïvement des utilisateuxices qui espèrent y rencontrer des ami·es, en pensant qu’il faciliterait des rencontres… alors, on s’en rend compte, que les échanges sont en réalité beaucoup plus congestionnés qu’avec une quelconque plateforme de clavardage.

Prise en main d’IRC : https://weechat.org/files/doc/stable/weechat_quickstart.fr.html

Se créer un compte tilde.team : https://tilde.team/signup/

Page d’une tilde francophone : https://fr.tild3.org


  1. À moins, sur Twitter, d’utiliser la fonction de recherche par mots-clés de Tweetdeck, et de s’abonner en fonction. ↩︎

  2. Ceci dit, Loups-Garous en ligne semble avoir évolué pour que l’usage gratuit soit insatisfaisant et incite à passer à la caisse, donc je modaliserais un petit peu cet exemple. ↩︎