La modération des instances Mastodon est un bordel. Mastodon, c’est l’ornythorinque qui unit communauté en propre (TL locale, similaire à IRC) et clone fédéré de Twitter. C’est un bordel car on ne doit pas seulement empêcher ses propres utilisateuxices de se taper dessus, on doit également empêcher les autres utilisateuxices de taper sur les nôtres (et vice-versa).

Ce n’est donc pas une surprise si ActivityPub, le protocole de fédération de Mastodon, est rempli de messages du style « telle instance fait probablement du datamining », ou « tel utilisateur est toxique ». C’est juste une manière de demander à ses admins de modérer l’instance (bon courage).

La charte de modération de Framasoft semble particulièrement éclairante à ce sujet : « si quelqu’un vous pose problème ou si vous vous sentez mal à l’aise dans une situation, ne vous servez pas de votre souffrance comme justification pour agresser. Vous avez d’autres moyens d’actions (détaillés dans la documentation) :

Il ne s’agit pas de taper sur cette charte, maladroitement formulée : c’est de cette manière que fonctionne la modération sur Mastodon, Twitter, etc. Il incombe à chacun·e de se protéger du danger, après y avoir été exposé·e. C’est un fonctionnement diamétralement opposé à celui d’IRC : si quelqu’un met en danger les utilisateuxices, les admins/mods le ban (le code de conduite de tilde.chat propose également de l’aide pour engager des poursuites judiciaires).

Que tous les médias précités, à l’exception de/par opposition à IRC, ont-ils en commun ? Ce sont des médias sociaux « de masse », considérés comme déserts en dessous de quelques milliers d’utilisateuxices. (C’est le fameux problème de l’adoption d’un « nouveau » média social de masse, qu’ActivityPub tente de résoudre.) Ces médias semblent fonctionner en laissant chacun·e s’abonner à des contenus selon ses préférences et selon la qualité de ces contenus. Mais à travers la fonction de partage, ces médias reposent sur l’agrégation de contenus écrits par de parfait·es inconnu·es, et en retour sur la diffusion de nos propres contenus à de parfait·es inconnu·es dont on ignore jusqu’à l’existence et au fait qu’ielles lisent nos contenus.

Deuxième point commun : ces messages ne sont ni synchrones, ni asynchrones. Cela signifie premièrement qu’en produisant un écrit, il faut constamment persuader autrui d’interagir avec nous. L’intérêt des notifications pour les likes, les retweets, etc. est justement d’encourager ce comportement : on persuade autrui d’interagir avec nous sous forme de likes ou de retweets, ce qui fait qu’on garde souvent le média social à l’esprit. C’est particulièrement vrai pour des personnes isolées, qui cherchent sur les médias sociaux (qui entrent, comme un certain nombre d’activités sociales, dans le registre de la sociabilité assistée) à interagir avec autrui.1 Cette tendance à l’auto-promotion implique le biais de vouloir dire beaucoup avec peu, et je pense que toute critique sérieuse des fake news devrait questionner l’articulation entre l’isolement social et des propriétés propres (notamment) à Facebook, qui résultent d’études scientifiques (au sens où les connaissances et compétences scientifiques peuvent malheureusement être utilisées comme une technologie) à des fins lucratives. Deuxièmement, cela signifie qu’aucun accord tacite ne signale la fin d’un échange, qui peut à tout instant, pendant plusieurs jours, réclamer de l’attention. Mais si l’on s’attend à ce qu’autrui nous réponde, on peut commencer un nouvel échange, ce qui maintient une charge mentale constante.

Un piège pour une personne isolée est donc de considérer que le fait que les médias sociaux de masse la mettent en interaction avec des inconnu·es lui permettrait d’interagir avec ces inconnu·es. Car cette propriété est particulièrement pernicieuse : elle conduit avant tout à un effacement des normes sociales. Il n’est pas nécessaire d’être courtois·e si l’interaction n’a pas de conséquences au-delà d’un quart d’heure. Et inversement, les messages peuvent être chargés d’affects tendant à la préservation de l’emprise du groupe sur l’utilisateuxice.

  1. Je conçois une communauté comme un groupe d’interconnaissance. Sur des médias sociaux comme Twitter ou Mastodon, les communautés échappent à la perception, et c’est très grave car ça signifie que l’on peut être sous l’emprise d’un groupe que l’on ne peut pas percevoir, pouvant même n’exister que par la force d’une croyance collective.

  2. Je conçois des affects et des sentiments tendant vers la préservation matérielle et symbolique d’un objet comme une conception de la sacralité, probablement celle d’Émile Durkheim dans « Les formes élémentaires de la vie religieuse » (1912). La sacralité d’un groupe (réel ou supposé) et de son emprise, particulièrement sur Twitter, peut prendre le pas sur des normes sociales aussi évidemment nécessaires que la décence.

  3. Un·e utilisateuxice peut être amené·e à confondre les affects dont sont chargés les messages sur les médias sociaux de masse, comme composants de leur sacralité et de l’emprise d’un groupe, avec les siens. Ielle peut donc transférer une forme de sacralité des messages vers ses propres sentiments, et être donc imbu·e d’ielle-même. Mais ielle peut également, et c’est très important, transférer la sacralité, ou la normalité, de l’emprise d’un groupe social inconnu sur les conduites individuelles dans ses autres pratiques de la vie quotidienne.

La situation est particulièrement critique concernant Twitter (Mastodon limite cet effet grâce à la « TL locale », qui lui fait faire une sorte de grand écart entre le média social de masse et le média social « normal » où l’interaction est lue par tout le monde dans la chronologie de son déroulement.


  1. Si vous me suivez sur honk, je suis vraiment désolé, car je pense que c’est pour cette raison que je poste dessus un peu tout ce qui me passe par la tête (en apprenant quelque chose je me demande si ça mérite d’être posté sur honk, au lieu que cet intérêt s’impose éventuellement avec la force de l’évidence). Je me retrouve à tenter de faire beaucoup avec peu, du coup le ratio signal/bruit n’est pas très élevé. Je pense que cet effet est plus dû au fait que j’ai utilisé un autre média social de masse (leurs effets sont cumulatifs et transversaux) qu’au fait que je serais isolé : c’est faux. ↩︎